La transmission proportionnelle

Réflexions sur ce nouveau système de transmission appliqué à l’orgue

par Pascal Quoirin

Définition du principe

L'orgue Quoirin de Grimaud, doté d'une transmission proportionnelle
L’orgue Quoirin de Grimaud, doté d’une transmission proportionnelle

Jusqu’à aujourd’hui, la fée électricité appliquée à la transmission des notes ne permettait qu’une ouverture non graduelle de la soupape par l’électro-aimant. La vitesse d’ouverture de ce dernier était fixée définitivement par le constructeur de cet électro-aimant, régulière, constante, non modulable. En d’autres termes, on/off.

Mais le désir demeure constant chez la plupart des musiciens-organistes, la nostalgie irremplaçable et légitime d’une ouverture de la soupape maîtrisée par son propre toucher.

Pourquoi ?

Parce que de tout temps une soupape ouverte lentement ou vitement, mollement ou sèchement, ne donne pas le même son, le même mélange entre la fondamentale et les harmoniques d’un tuyau-son, les mêmes transitoires d’attaque ou d’extinction. Ces multiples grains de beauté invisibles qui participent globalement au charme de tout être vivant.

L’informatique moderne s’est penchée sur ce problème et a inventé la transmission proportionnelle. Grâce à laquelle les deux mouvements, celui de la touche du clavier et celui de la soupape tirée par un électro-aimant peuvent être désormais rigoureusement identiques.

Fonctionnement

Un système, sous la forme d’un boîtier primaire, situé dans la console, analyse finement la position des touches des claviers enfoncées et transmet les données à un autre système, boîtier secondaire situé dans l’orgue. Ce dernier traite les données reçues et transmet à chaque électro-aimant, par le biais d’une carte de contrôle, la position exacte et unique où il doit se positionner.
Le micro-processeur de la carte de contrôle de l’électro-aimant lit un millier de fois par seconde la position aussi bien que la course de l’élément mobile de l’électro-aimant relié à la soupape, corrigeant en fonction la valeur du courant électrique l’alimentant.

Qualités et avantages du système proportionnel

La qualité du toucher retrouvée
La finalité du système de transmission proportionnelle est identique à celle de la transmission mécanique directe : maîtriser l’attaque et le lâcher.
Le mouvement de la soupape redevient effectivement directement proportionnel à celui de la touche. Le geste de l’organiste est donc fidèlement à nouveau retransmis. Le geste du lâcher (aussi important que le geste d’attaque) est complètement maîtrisable.
Il y a une réelle sensation du contact direct avec le son.

Plusieurs configurations du toucher possibles
Au plan musical, ce nouveau principe de traction se prête bien à différentes manières de toucher le clavier.
Un programme intégré au système permet de varier le paramétrage à volonté, selon le choix de l’organiste, afin de fixer le niveau de déclenchement (attaque) et de rupture (extinction, lâché) à sa convenance. Sa précision permet très facilement une articulation rigoureuse, un détaché ou un jeu legato des plus stricts.
De la même façon que dans l’habituelle transmission électrique on/off, la dureté cumulée des accouplements est inexistante. Ceux-ci peuvent être effectués, si on le souhaite, soit à l’unisson, soit à l’octave grave ou aiguë, mais aussi à tous les intervalles possibles.

Affranchissement de contraintes dans la création de buffets
Aujourd’hui, le système proportionnel, tout en garantissant une maîtrise du toucher, libère l’architecture traditionnelle de l’orgue dont la forme générale des buffets reste (à quelques exceptions près — on pense notamment à Weingarten) très conditionnée par les limites structurelles des tractions mécaniques.
Avec ce nouveau système proportionnel, les parties instrumentales de l’orgue se trouvent donc ainsi délivrées de toutes les anciennes contraintes nécessairement induites par la transmission mécanique.
De nouvelles dispositions instrumentales et une nouvelle architecture, libérée de ces astreintes, sont aujourd’hui envisageables dans de meilleures conditions.

Argument économique
L’autre avantage de la transmission proportionnelle est d’ordre économique. Au-delà d’un certain nombre de jeux, le coût est inversement proportionnel à celui d’une solution entièrement mécanique. Plus l’orgue est important, plus le coût de la transmission des notes diminuera en comparaison avec celui de la solution entièrement mécanique qu’il serait alors nécessaire d’utiliser pour l’équiper avec un système d’assistance type levier Barker, moteurs pneumatiques ou tout autre système assimilé.

Différences entre un toucher proportionnel et un toucher mécanique direct

Transmission mécanique Photo R. Petit
Transmission mécanique
Photo R. Petit

Même si notre perception du monde est constamment globale, deux domaines doivent être pourtant clairement séparés avant de poursuivre.
Il est important de distinguer :

  • la maîtrise du son : problème d’oreille, d’écoute, d’entendement auditif ; que veux-je dire ? qu’entends-je aux trois moments décisifs du son, naissance, durée, extinction ?
  • la sensation du toucher, en dehors de tout son : que me plaîrait-il de ressentir avec mes doigts, avant mes oreilles ? une dureté plus ou moins grande à l’enfoncement ? une sensation de flexion de la mécanique intérieure ? une certaine lourdeur, mise en œuvre de la matière composant les éléments pourtant invisibles de la mécanique intérieure ?

C’est au niveau de cette sensation tactile pure, désaccouplée de l’écoute du son, que les deux principes sont différents.
En aucun cas, une transmission électrique/proportionnelle ne pourra recréer la sensation d’un toucher mécanique.
Cette sensation tactile est certes importante mais nous devons reconnaître qu’elle fait partie de notre bagage culturel actuel. Elle contribue et participe à l’appréciation des constructions sonores que l’on met en mouvement.
Un grand plenum avec au moins deux claviers accouplés, par exemple, est agréable à jouer sur un toucher un peu résistant. La masse sonore ainsi mise en œuvre semble être en rapport avec l’effort physique demandé.
C’est cependant une impression d’origine purement culturelle qu’il est nécessaire de dépasser pour comprendre, apprécier et accueillir la transmission proportionnelle.

Histoire
Il est intéressant historiquement d’observer les évolutions différentes qu’ont connues la facture d’orgues et celles du piano, essentiellement au cours du 19e siècle, siècle de l’affirmation du machinisme, de l’avènement de l’ingénieur.
Pour l’orgue, la maîtrise du son par le musicien-organiste s’érode au fur et à mesure que la transmission mécanique se complexifie et devient de moins en moins directe. Inversement et corrélativement, la sensation tactile s’intensifie, s’alourdit, jusqu’à devenir impossible. Plutôt que de se poser une question musicale, et préférant une résolution d’abord technique, l’ingénieur du 19e siècle inventera la Barker, puis le pneumatique à tous crins, puis l’électricité on/off.

  • Passage du toucher mécanique direct au toucher indirect avec machine Barker. Cavaillé-Coll, vers la fin de la construction de son orgue-laboratoire de Saint-Denis en 1840, n’était-il pas arrivé à cette complexité maximale en rendant un toucher impossible, claviers accouplés, tellement le tracé intérieur de sa mécanique était devenu complexe ? Le passage de Barker le sauvera de la catastrophe.
  • Passage du toucher avec machine Barker au toucher pneumatique.
  • Passage de ces différents touchers au toucher électrique on/off.

Certes il reste au musicien-organiste, heureusement encore, un champ d’expérience vaste pour son toucher (il peut encore jouer détaché ou legato), mais ô combien érodé par la disparition de ce monde ancien perdu d’une maîtrise totale de son toucher. Le renouveau de l’orgue ancien des années 1960, faussement interprété comme un retour archaïsant et folklorique n’était-il pas au contraire un sursaut salutaire pour retrouver cette fraîcheur de la maîtrise du son ?
Certes encore, cette dépendance de plus en plus grande à l’intermédiaire pneumatique/électrique aura son effet bénéfique. L’assistance des leviers Barker a permis à Cavaillé-Coll de susciter le développement du style symphonique.

  • Aujourd’hui le toucher électrique / proportionnel.

Dans l’histoire de la facture de piano on note également et exactement les mêmes révolutions / évolutions, bouillonnements de laboratoires : le double échappement de Sébastien Érard et tous les autres systèmes proposés, surtout jusqu’en 1850, faisant preuve d’autant d’inventions dont la facture de piano s’est enrichie.
Mais il s’agissait toujours ici de toucher mécanique, maintenu le plus direct et le moins lourd possible par ses facteurs.
Là aussi, le langage musical a peut-être évolué en conséquence (songeons à la vélocité fulgurante de Liszt qui s’est certainement développée grâce au double échappement).

À propos du décollement

Machine Barker de la collégiale de Mantes Photo R. Petit
Machine Barker de la collégiale de Mantes
Photo R. Petit

On appelle décollement le point dur qu’il faut vaincre pour enfoncer complètement la touche du clavier d’un orgue à transmission mécanique pure.
Ce décollement (il s’agit ni plus ni moins du tout premier moment d’ouverture d’une soupape) croît avec le nombre de jeux utilisés sur la même gravure. Comme une sorte de résistance à l’appel de l’air qui doit entrer dans la gravure.
On a vu plus haut que cet aspect du toucher de l’orgue est une des composantes de la sensation tactile. Celle-ci intègre donc naturellement cette caractéristique et cela historiquement depuis toujours.
Ce problème n’est aujourd’hui pas encore traité par la transmission électrique/proportionnelle. Il est possible cependant de créer un décollement artificiel, en disposant des petits aimants sur les touches qui créeront une résistance presque identique et donneront ainsi l’effet de ce décollement.
Cependant, force est de constater que celui-ci n’a rien à voir avec la réalité du phénomène rencontré sur le clavier d’un orgue à transmission mécanique, et que ce n’est alors qu’un pis-aller.
Une honnêteté intellectuelle nous conduira immanquablement à nous demander si cette sensation de décollement est absolument nécessaire ? La réponse à cette question reste aujourd’hui encore à débattre. Elle dépend vraisemblablement des musiques que l’on joue.
L’effet de décollement, dans une transmission mécanique bien faite, varie selon le nombre de jeux ouverts : plus il y a de jeux ouverts plus la résistance augmente. Il y a donc un « retour » de l’orgue lui-même en fonction de ce que l’on exige de lui, qui modifie l’aspect sensoriel du toucher. Le phénomène s’amplifie naturellement avec les accouplements. Ce « retour » de l’orgue conditionne évidemment le geste même du toucher.
La conséquence en est donc musicale et influe directement sur les options d’interprétation de l’œuvre jouée.
Ces particularités du toucher mécanique concernent essentiellement le répertoire jusqu’à la période dite classique comprise. Ces notions furent ensuite ignorées pendant une grande part de la période romantique et symphonique par le fait des transmissions mécaniques assistées (machine Barker). C’est pendant toute cette période qu’une grande part du répertoire abondamment pratiqué aujourd’hui a vu le jour (Messiaen, Duruflé, Dupré etc.) Toutes leurs musiques ont été pensées pour des instruments à transmission électrique on/off. Le niveau de vélocité requis est parfois tel qu’on pourrait l’assimiler à celui nécessaire aux pianistes pour aborder le répertoire propre à cet instrument : le toucher du clavier doit être simplement égal, souple et précis.
Ces notions oubliées n’ont refait surface que dans la deuxième moitié du 20e siècle, portées au début par quelques organistes, pionniers dans ce domaine, qui déjà se montraient très critiques sur l’évolution moderne des transmissions.

La transmission proportionnelle, bien qu’encore non aboutie aujourd’hui puisqu’elle ne prend pas en compte cet aspect du décollement, pourrait prétendre résoudre cette problématique du toucher de l’orgue.
C’est une réelle voie d’avenir à condition que l’on développe de manière proportionnelle l’effet de ce décollement. Il devra évidemment être aussi possible que ce décollement soit proposé au choix tout comme la fonction proportionnelle de la touche afin de créer les conditions du toucher électrique on/off pour les raisons expliquées plus haut.

Conclusion

C’est donc indubitablement une solution d’avenir à l’élaboration de laquelle facteurs d’orgues, ingénieurs électroniciens et informaticiens doivent s’imposer de travailler ensemble pour l’aboutissement de ce concept.

Ce sont, à mon avis, des perspectives d’avenir enthousiasmantes qui vont certainement donner à l’orgue un nouveau souffle, une nouvelle vie. L’orgue n’a-t-il pas toujours été un problème musical et non technique à résoudre ?

 

Pascal Quoirin, facteur d’orgues.